Le Petit Prince
« Détournement littéraire »
Vous trouverez ici une adaptation très particulière du très célèbre chapitre 21 du Petit Prince. C’est justement parce qu’il est célèbre, rythmé, merveilleusement construit, que je me suis permis ce “détournement littéraire”, peut-être un brin provoquant, mais qui me faisait envie depuis des années. Dans le texte, on aurait largement pu remplacer “intelligence préfrontale” par d’autres termes plus précis. L’idée était simplement de se souvenir que ce qui nous différencie de la plupart des animaux, c’est justement notre cortex préfrontal, le siège de notre intelligence. Cette dernière étant bien plus “variée” qu’on ne le pense, c’est aussi intéressant de se rappeler que “le scolaire” ne fait pas tout…
C’est alors qu’apparut l’intelligence préfrontale :
– Bonjour, dit l’intelligence préfrontale.
– Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.
– Je suis là, dit la voix, sous les nuages.
– Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien jolie…
– J’ai grandi tout près de toi, dit l’intelligence préfrontale.
– Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je manque tellement de confiance en moi…
– Je ne puis pas jouer avec toi, dit l’intelligence préfrontale. Je ne suis pas apprivoisée.
– Ah! pardon, fit le petit prince.
Mais, après réflexion, il ajouta:
– Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
– Tu as déjà bien grandi, dit l’intelligence préfrontale, que cherches-tu ?
– Je cherche à m’épanouir, dit le petit prince. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
– Les hommes, dit l’intelligence préfrontale, ils ont des croyances et ils s’isolent. C’est bien gênant ! Ils cultivent aussi la peur du regard de l’Autre. C’est leur seul intérêt. Tu cherches ces Autres ?
– Non, dit le petit prince. Je cherche à être heureux. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
– C’est une chose trop oubliée, dit l’intelligence préfrontale. Ça signifie « rendre possible… »
– Rendre possible ?
– Bien sûr, dit l’intelligence préfrontale. Tu n’es encore pour moi qu’un garçon tout semblable à cent mille garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu crois que tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’une partie du cerveau semblable à cent mille autres. Mais, si tu nous fais vivre, si tu nous fais exister, nous aurons besoin et envie l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…
– Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une sensation… je crois qu’elle m’a apprivoisé…
– C’est possible, dit l’intelligence préfrontale. On perçoit dans son cœur toutes sortes de choses…
– Oh! ce n’est pas dans mon cœur, dit le petit prince.
L’intelligence préfrontale parut très intriguée :
– Sur une autre partie de ton corps ?
– Oui.
– Il y a des croyances, sur cette partie-là ?
– Non.
– Ça, c’est intéressant ! Et des comparaisons sociales ?
– Non.
– Rien n’est parfait, soupira l’intelligence préfrontale.
Mais l’intelligence préfrontale revint à son idée :
– Ma vie devient monotone. Je chasse les jugements, les comparaisons sociales, alors que les hommes me chassent en vieillissant. Tous les regards des Autres se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu depuis quelques temps. Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne vis pas pour l’argent. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. J’aurai des étoiles dans les yeux, comme une envie de prendre du recul, de parcourir l’infiniment grand, de découvrir encore et encore. Et le blé me rappellera qu’au-dessus de nous les étoiles filent et brillent.
L’intelligence préfrontale se tut et regarda longtemps le petit prince:
– S’il te plaît… apprivoise-moi ! dit-elle.
– Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
– On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit l’intelligence préfrontale. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils se font des amis sur les réseaux sociaux et appliquent des recettes toutes faites expliquées dans des tutoriels. Mais comme il n’existe point de marchands d’imagination, les hommes n’ont plus d’imagination. Si tu veux une amie, apprivoise-moi !
– Que faut-il faire ? dit le petit prince.
– Il faut être très patient, répondit l’intelligence préfrontale. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, en m’observant, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Et puis, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près…
Le lendemain revint le petit prince.
– Il eût mieux valu ne pas revenir à la même heure, dit l’intelligence préfrontale. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l’après-midi tous les jours, comment pourrai-je être surpris ? Plus tu me surprendras, plus je me sentirai heureux. J’improviserai ; je redécouvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens toujours à la même heure, je ne ressentirai rien de nouveau… Il faut parfois fuir les routines.
– Qu’est-ce qu’une routine ? dit le petit prince.
– C’est une chose omniprésente, dit l’intelligence préfrontale. C’est ce qui rassure et fait gagner du temps. C’est important mais cela empêche toute curiosité sensorielle ! Il y a des routines pour tout, ce qui fait que chaque jour devient semblable au précédent, et que les suivants n’ont plus de saveur.
Ainsi le petit prince apprivoisa l’intelligence préfrontale. Et quand l’heure du départ fut proche:
– Ah! dit l’intelligence préfrontale… Je pleurerai.
– C’est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t’apprivoise…
– Bien sûr, dit l’intelligence préfrontale.
– Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.
– Bien sûr, dit l’intelligence préfrontale.
– Alors tu n’y gagnes rien !
– J’y gagne, dit l’intelligence préfrontale, à cause de la couleur du blé, là-haut, dans le ciel. Et puis, plus tu viendras me voir, plus tu relativiseras. Plus nous nous verrons, plus tu seras épanoui. Plus tu t’approcheras de moi, plus il sera facile d’imaginer, de créer, de profiter de la vie, d’improviser.
Puis il ajouta:
– Va revoir les autres Hommes. Tu comprendras que tu es unique au monde.
Le petit prince s’en fut revoir les Hommes:
– Vous n’êtes plus rien, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisés et vous n’avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon intelligence préfrontale. Ce n’était qu’une partie du cerveau oubliée, et semblable à cent mille autres. Mais j’en ai fait mon amie, et elle est maintenant unique au monde.
Et les hommes étaient bien gênés.
– Vous êtes beaux, mais vous êtes vides, leur dit-il encore.
Et il revint vers l’intelligence préfrontale :
– Faudra-t-il que je vienne souvent te voir ?
– Pas trop souvent répondit l’intelligence préfrontale, mais régulièrement. Car tu as aussi besoin du reste. Voici mon secret. Il est très simple : grandis, mais viens me voir quand tu en auras envie. S’il faut parfois aller vite ou prendre des décisions, il faut aussi savoir réfléchir et perdre du temps.
– Réfléchir et perdre du temps, répéta le petit prince, afin de se souvenir.
– C’est le temps que tu as perdu pour moi qui fait que tu sauras toujours t’adapter.
– C’est le temps que j’ai perdu pour toi… fit le petit prince, afin de se souvenir.
– Les hommes ont oublié cela, dit l’intelligence préfrontale. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé.
– Je suis responsable de toi… répéta le petit prince, afin de se souvenir.
© 2020 par Thomas Ferry